Postface à Voix d’Antonio Porchia

Roberto Juarroz


[Voix, Fayard, Documents Spirituels 16, Paris, 1979.]




Ces pages ne prétendent pas être une analyse, une critique ou un commentaire, mais une réflexion sur la profondeur, au bord d’une œuvre qui est la profondeur. Elles pourraient prendre appui sur une ligne de cette œuvre : “ Le profond, vu avec profondeur, est surface. ” Devant l’abîme, on ne peut que reculer, se pétrifier ou s’abîmer. Il n’est d’autre compréhension de l’abîme que l’abîme.

 

Dans une note antérieure sur Antonio Porchia, j’ai rappelé cette pensée de Montherlant : “ Il y a le réel et l’irréel. Au-delà du réel et de l’irréel il y a le profond. ” En d’autres termes, la profondeur est la dimension où les catégories de l’esprit binaire n’ont plus cours et font place aux correspondances et à la vue totalisante. Plus que l’ “ être ou ne pas être ” de Hamlet, la question profonde semble pour l’homme la simultanéité et non l’alternative : être et ne pas être dans le même temps.

 

Approfondir une chose, c’est renoncer à la posséder, car c’est découvrir qu’elle n’as pas de fond, ce qui implique à la fois qu’elle n’a pas de limites et qu’on débouche à travers elle sur tout le reste. L’identité se confirme et acquiert validité comme voie d’accès au tout. Mais il est bien des manières de n’avoir pas de fond. L’une d’elles consiste à n’avoir pas de forme. De quoi alors le fond serait-il fond ? Une autre est l’évidence que toute forme est ouverte à l’extrême. Une autre enfin, le caractère transitoire et illusoire de toute forme, laquelle n’est qu’un rite de passage vers d’autres formes et non le triste dépôt destiné à retenir ou à figer la danse irrépressible qui emporte et qui est l’univers.

 

Il possédait l’art peu commun de l’attention immédiate et soutenue, d’une attention qui semblait une présence quasi physique. Avec lui, on sentait en parlant que chaque mot se faisait profond par son attention illimitée. Sa manière d’écouter paraissait créer chez les autres la profondeur. Et quand lui parlait, on avait la sensation qu’il le faisait déjà “ de l’autre bord ”, tout en devenant alors infiniment proche, beaucoup plus qu’il n’eût été s’il avait parlé de celui-ci. A mesure qu’avançaient, sans qu’on s’en rende compte, les heures des froides aubes de Buenos Aires, ses petits yeux étaient comme deux foyers de plus en plus éveillés et brillants. C’est là peut-être qu’est né mon sentiment que l’éternité pourrait consister à se tenir fixé dans la contemplation d’une grande pensée, à la penser pour toujours, et que mourir ne serait que l’ultime effort de l’attention, l’abandon des autres pensées pour se concentrer sur une seule, désormais définitive. De là aussi viendrait la sensation, rapportée dans un de mes livres, que penser à un homme est comme le sauver.

 

La profondeur fait échec aux principes de la logique et aux conventions ou supports habituels de la raison. L’antithèse, l’opposition, la contradiction et le paradoxe conduisent alors à renoncer à toute possible explication de fond et à la conviction que l’absurde est une autre forme du sens, peut-être la seule. C’est pourquoi la plus grande profondeur s’oppose au discours. Comme il arrive chez Héraclite ou chez Nietzsche, elle jaillit d’ordinaire en bréves visions ou contemplations et prend forme en fragments ou aphorismes, quand ce n’est en poèmes. La profondeur n’est pas élastique et l’on peut lui appliquer le mot de Saint-Exupéry : “ La vie de l’esprit est intermittente. ” Le temps même devient autre. La durée authentique est celle de l’instant créateur ou poétique. Ou, comme dirait Bachelard, le temps ne dure qu’à mesure qu’on invente.

 

Son père avait être prêtre, autrefois. Le souvenir dominant de son enfance était sa transhumance, sa famille ne pouvant demeurer longtemps au même endroit, devant les réactions que cette situation provoquait. Il répétait souvent une ligne de son livre : “ Mon père, en s’en allant, fit don d’un demi-siècle à mon enfance. ” Je n’ai pas souvenir qu’il ait beaucoup parlé de sa mère. Après son arrivée d’Italie (il était né en Calabre en 1886), il fut pointeur au port de Buenos Aires. Il travailla ensuite dans une imprimerie. Jamais je n’entendis de lui un mot de ressentiment ou de frustration. Il mourut en 1968, dans la ville même où il avait passé presque sa vie entière. Peu après sa mort, j’écrivis un poème où je luis disais : “ Nous avons vécu ensemble tant d’abîme / que sans toi tout semble surface. ” Je pourrais ajouter aujourd’hui : “ Nous avons vécu ensemble tant d’abîme / qu’avec toi tout est profondeur. ”

 

La profondeur n’est vers le bas ni vers le haut ni latérale, mais en tout sens, partant d’un point ou de tout point. C’est le chemin obscur qui n’en finit pas, car il conduit vers tout. C’est ensemble un chemin sans retour et le chemin du retour, le premier par le second peut-être, parce qu’il n’y a qu’un seul départ, qui est le prétexte à retrouver l’origine.

 

La profondeur est le vide affirmatif, la négation qui se transfigure en oui. Le signe de la profondeur est conjonction du moins et du plus : le moins-plus ou le plus-moins. Y a-t-il une affirmation qui ne s’appuie sur une négation ? Une création qui ne se fonde sur une destruction ? La profondeur est la fusion des deux choses : création par la négation. Porchia écrit : “ Comme je me suis fait, je ne me referais pas. Peut-être me referais-je comme je me défais. ”

 

Je n’ai pas connu d’être si simple et si fin à la fois. Il ne portait presque jamais de chemise. Il mettait, en été, une veste de pyjama ; en hiver, il glissait sous une veste plus chaude un foulard, maintenu par une épingle de sûreté. Après un temps d’entretien, il posait sur sa modeste table une bouteille de vin et un peu de fromage, de saucisson et de pain. Toutes choses qu’il allait acheter avec un petit sac au marché. L’amitié simple était son art. Il l’entourait d’un immense attention et d’une tendresse délicate, aussi naturelle que de prendre un balai et de nettoyer sa maison ou de creuser un trou pour mettre une plante dans son jardin. Il avait aussi le don des petites exceptions, comme cette pomme qu’il avait coutume de réserver à Laura, ma femme. Don Antonio, comme nous l’appelions, était une preuve vivante de la profondeur de l’élémentaire, dans le contrepoint lumineux de ses paroles profondes et de ses gestes étrangement limpides.

 

La profondeur est risque. De quoi ? De ne rien trouver. “ Ne découvre pas : il se pourrait qu’il n’y ait rien. Et rien ne se peut recouvrir. ” Ou risque de multiplier le rien, le mystère, la limite ou l’illimité : “ On m’ouvre une porte, j’entre et me trouve devant cent portes fermées. ” Ou risque plus grand : celui de trouver quelque chose. Et la peur : “ Parfois, la nuit, j’allume une lumière, pour ne pas voir. ” Et la solitude: “ Qui ne remplit son monde de fantômes, reste seul. ”

 

Nous eûmes toujours la sensation d’être devant un élu de la solitude. Mais l’inverse était également vrai : lui-même avait élu la solitude. Confluence de destin, acceptation et remise de soi. Solitude de sa vie et solitude de son œuvre, comme base incontestable de sa qualité de maître profond et de son dur apprentissage de lui-même : “ J’ai toujours été pour moi, disciple et maître. Un bon disciple, mais un mauvais maître. ” Il aimait sa solitude et l’assumait : “ Un homme seul est beaucoup pour un homme seul. ” Il en connaissait les dangers : “ Qui demeure beaucoup avec soi, s’avilit. ” Il n’en compensait pas le poids avec la littérature ou la compagnie facile d’autres êtres, mais avec sa vie profonde. Sa solitude lui permettait d’accéder plus pleinement aux autres, comme s’il les connaissait déjà du dedans. Et d’être aussi la présence vers laquelle nous accourions comme en pèlerinage, pour nous guérir peut-être ou nous consoler d’un si gran étalage d’absences. Avec lui, nous avons appris comment la solitude peut-être le contraire de l’isolement, de même que la condition vertébrale d’une œuvre.

 

La profondeur n’est pas inhumaine, bien qu’elle soit plus qu’humaine. Porchia dit que “ la bonté n’est pas la vie ”. Dans le même sens, peut-être pourrions-nous avancer que la profondeur n’est pas vie seulement.

 

Souvent il nous répétait : “ Soyez patients : sachez attendre. ” C’était une de ses leçons majeures. Jamais je ne l’ai vu impatient ou soucieux devant les pressions économiques, l’incompréhension ou les réticences intéressées qui cherchaient à taire la valeur de son œuvre. Il ne craignait pas de n’arriver à rien. Ses pensées croissaient “ sans hâte ni lenteur ”, avec la tranquille assurance de ce qui a la certitude de sa valeur. Je ne pense lui avoir vu de mouvement d’impatience que devant la pesanteur de la bêtise.

 

La pensée profonde passe par le sens ancien de l’intelligence . lire à l’intérieur des choses. Elle est pénétration, aventure et audace, abandon des garanties, découverte et création, le “ nouveau ” de Baudelaire, l’ “ ouvert ” de Bergson, l’absolue liberté de la quête, l’abolition des sécurités. C’est pourquoi Heidegger a pu affirmer que la science ne pense pas et risquer que la philosophie non plus ne pense pas.

 

Il rappelait souvent, dans la conversation, quelques-unes de ses “ voix ”. La chose n’avait rien d’insolite ni d’artificiel : on sentait qu’il continuait de les vivre. Mais il me dit un jour qu’il n’avait pas eu le courage nécessaire pour citer l’une d’elles devant quelqu’un qui passait par un moment d’angoise. Cette “ voix ” affirmait : “ Tout jouet a le droit de se briser. ” Disant cela, il avait le regard baissé, comme honteux. Non de son silence, mais de l’homme.

 

L’effort d’approfondissement, l’exercise de la captation profonde, n’a rien à voir avec l’astuce, la perspicacité ou la jonglerie intellectuelle qui remplissent livres et revues. C’est comme un instinct de plongeur, un refus de toutes les zones intermédiaires, un cohérence d’intégrité, une décision d’aller jusqu’au terme, bien qu’il n’y ait pas de terme. Cela exige toute la vie en appoint, sans jeux faciles, sans recul devant l’abîme. Approfondir est la forme la plus radicale et généreuse de l’héroïsme. C’est être aussi sans références. L’échelle de relation est désormais l’infini, et la rencontre avec la mort comme experience anticipée et paramètre constant du possible.

 

Un jour il me raconta que, tout enfant et tenaillé par la faim, il se mit à jouer à la balle et soudain, après un bond, tomba sans connaissance. Il en concluait que la faim n’est pas un obstacle à la joie. On peut avoir faim et être heureux : “ Qui fait un paradis de son pain, fait un enfer de sa faim. ”

 

Approfondir, c’est aller toujours plus avant. N’importe quel fragment de Porchia peut servir d’exemple : “ Si l’on me disait que je suis mort ou que je ne suis pas né, je ne laisserais pas de le penser. ” La pensée superficielle n’irait pas jusqu-là.

 

Entre beaucoup d’autres choses, je lui dois la plus belle dédicace que j’aie reçue. J’emporte partout, de lieu en lieu, l’exemplaire de ses “ Voix ” où il écrivit pour moi ces mots : “ A l’ami qui me manque toujours quand il n’est pas là. ”

 

La parole de profondeur peut être parfois ou peut paraître cruelle : “ Je t’aiderai à venir si tu viens et à ne pas venir si tu ne viens pas. ” Mais, si l’on creuse, cette apparente cruauté n’est-elle pas ou ne pourrait-elle être un perfectionnement de l’amour ?

 

Lorsque certains membres de la fondation artistique où il avait déposé le tirage presque entier de son premier livre se plaignirent de la place qu’il occupait, il en fit tranquillement don aux bibliothèques populaires. Lorsqu’une célèbre revue littéraire de Buenos Aires prétendit corriger, pour des raisons grammaticales, certains textes qu’elle lui avait demandés, après la surprenante déclaration d’un écrivain européen disant qu’il donnerait toute son œuvre en échange de ces fragments, il n’hésita pas à les retirer immédiatement, sans dire le moindre mot. Son humilité exemplaire et son détachement admirable n’eurent jamais rien à voir avec la faiblesse. La force de l’homme profond prend appui sur une intensité intérieure et sur des coordonnées que ne soupçonnent même pas les fragiles apôtres de la violence.

 

La profondeur est l’opposé de la politique. Il n’est pas surprenant que ce dernier mot n’apparaisse pas dans toute l’œuvre de Porchia. La politique manipule les hommes, en fait des instruments, les médiatise, leur impose des priorités, les subordonne au pouvoir et à l’ambition, les soumet à des causes et à des idéologies, les dépersonnalise, les convertit en troupeau. Le profond est la conjugaison de l’homme en sa totalité et la vision de chaque chose en relation avec toutes, sans calculs, sans artifices, sans stratégies, sans planifications. Un homme, chaque homme, non les hommes : “ Cent hommes, ensemble, sont le centième d’un homme. ” La politique est trahison ou impuissance devant la profondeur, une ruse tragique sans relation avec l’être, une machine concentrationnaire où les hommes se transforment en pantins ou en victimes. La vie profonde est la reconnaissance de l’être, la haute valeur donnée à l’existence ou à l’inexistence de chaque chose : “ Et si rien ne se répète comme il était, toutes choses sont choses ultimes. ” Elle est aussi la prévalence de l’être sur le faire, la quête de la consistance, la preuve du mythe fallacieux de l’action. Parce que seul l’être fait : l’autre “ faire ” est une farce, une fantasmagorie, la désastreuse confusion qui nous emporte. C’est pourquoi Porchia peut affirmer que “ le faire ne fait rien ”. Ou encore que “ le non savoir-faire sut faire Dieu ”. Ou, dans l’ordre de ses suspens les plus ineffables : “ Ce que je fis ou ne fis pas, je crois que c’est passé. Et ce que je ferai ou ne ferai pas, je crois que c’est passé aussi. ”

 

Je n’ai entendu chez nul autre l’expression singulière qu’il avait au moment de se séparer : “ Traten de estar bien. ” (“ Faites en sorte d’aller bien ”, ou “Il faut tenter d’être bien ”.) C’était presque une prière, quelque chose comme un appel infiniment tendre et délicat : une incitation à notre pouvoir d’être en dépit de tout. C’était comme s’il nous avait recommandé : Faites aussi le possible, bien que poursuivant l’impossible. Il aujoutait parfois une exhortation touchante qui traduisait à la fois son vœu le plus cher et une secrèt nostalgie : “ Acompáñense ”. (“ Tenez-vous compagnie. ”)

 

J’ai dit un jour que l’œuvre de Porchia est “ une approche du langage total ”. Je m’interroge aujourd’hui sur la profondeur dans la practique du langage. Cela me rappelle une pensée de Hebbel : “ Il existe aussi une profondeur de la forme. ” Vient un moment où le langage perd son rôle opérateur et instrumental, pour être preuve ou caution de l’indicible. Ou mieux : simplement pour être. C’est le sommet du langage, qui devient alors l’homme même et acquiert sa plus haute dimension de réalité, d’exigence et de nudité, terriblement proche de la pensée et du silence. Un tel langage n’a rien à voir avec l’avant-garde. Et bien qu’il ne soit pas nécessairement un langage pour initiés, il requiert une attention suprême et un remise totale de soi, peut-être parce que chaque tournure engage tout le pouvoir expressif de l’homme, toute son impuissance aussi. Emerson a dit : “ L’homme n’est que la moitié de lui-même : l’autre est son expression. ” Il est des cas néanmoins, tel celui de Porchia, devant lesquels nous pressentons que tout l’homme peut parvenir à devenir son expression.

 

J’ai souvenir d’un propos qu’il me tint, certain après-midi, tandis que nous allions par une rue de La Boca. C’était son quartier préféré, un des plus humbles de Buenos Aires, avec ses petites maisons multicolores, son ambiance d’immigrants, la proximité de ce sombre courant d’eau qu’est le Riachuelo, les sirènes des navires, les vieux bars où les marins et les travailleurs du port se réunissent pour oublier ou se rappeler Dieu sait quoi, en buvant et écoutant des tangos. Il venait de rendre visite à l’hôpital à une femme qu’il avait beaucoup aimée et qui maintenant gisait là, vieille, malade et abandonnée. Il me redit les mots qu’il avait eus pour tenter de la réconforter : “ Être en compagnie n’est pas être avec quelqu’un, mais dans quelqu’un. ” Je compris soudain, comme si souvent à ses côtés, que la sagesse n’était pas tout à fait morte et qu’il restait quelque chose, dans cette rue oubliée de Buenos Aires, de la force cachée qui continue de soutenir le monde.

 

La haute précision de la profondeur débouche sur une déconcertante alchimie de l’exactitude, où les synonymes n’existent plus, où chaque mot se convertit en lui-même, à peine transposé, avec une légère flexion ou un changement presque imperceptible de situation dans la phrase. Surprennent alors les apparentes répétitions, qui bien sûr n’en sont pas, qui sont au contraire une ultime exigence du langage, lequel parfois en vient presque à balbutier un seul mot : “ Et s’il n’y a rien qui soit égal à la pensée et rien sans la pensée, ou la pensée est seulement pensée ou la pensée est tout. ” Je me demande même si, dans ces zones liminales du langage, les imperfections grammaticales ou syntaxiques n’acquièrent pas une inexplicable fonction qui les justifie.

 

Il avait beaucoup aimé. Son extrême discrétion ne l’empêcha cependant pas de nous confier un jour le sentiment profond qui l’avait uni à une femme de vie légère, avec laquelle il était disposé à se marier. Nous apprîmes ainsi comment celle-ci fut menacée par ceux qui l’exploitaient, pour qu’elle mette fin à cette relation. Et comment lui-même s’éloigna, non pour sa propre sécurité, qui ne lui important guère, mais pour la sienne. C’est l’origine d’une de ses “ voix ” : “ J’ai trouvé le plus beau des fleurs dans les fleurs tombées. ” L’association de l’amour et des fleurs est une des clés de sa pensée : “ L’amour, quand il tient dans une seule fleur, est infini. ” Une autre clé fondamentale est le rapport constante entre l’amour et la douleur : “ L’amour qui n’est pas toute douleur n’est pas tout amour. ”

 

Peut-il y avoir profondeur sans dimension religieuse ? Je pense que non, car je ne conçois pas le profond sans un sentiment d’appartenance au tout qui peut prendre, comme chez Porchia, la forme d’une nostalgie devant une perte : “ Il y a longtemps que je ne demande rien au ciel, et mes bras ne sont toujours pas retombés. ” Ou d’une amoureuse projection vers l’impossible : “ Mon Dieu, je n’ai presque jamais cru en toi, mais je t’ai toujours aimé. ” Parfois, c’est la sensation d’être conduit par des forces étrangères : “ Et si l’homme est un faire avec soi et non un se faire lui-même, qui sait celui qui fait avec soi, et celui qui fait avec soi, qui sait ce qu’il fait avec soi. ” Il s’agit toujours d’une référence à l’infini, mais à un infini auquel l’homme mystérieusement participe : “ Tu es un fantoche, mais dans les mains de l’infini, qui peut-être sont tes mains. ” Loin de tout dogme ou orthodoxie, le besoin de trascendance apparaît en sa nudité, comme quelque chose d’inséparable de la pensée profonde et de la poésie. Plus que foi ou sentiment du sacré, il est mystique insertion dans l’énigme qui nous entoure : “ Si je pense à ce qu’est la vie, je crois que la vie est un miracle, et si je pense à ce qu’est un miracle, je ne crois pas en lui. ”

 

Nous allions lui rendre visite dans des maisons chaque fois plus petites, après qu’il dut vendre celle qu’il avait héritée de son frère et en acheter une plus modeste et plus éloignée du centre, pour survivre un temps avec la différence. Mais on y voyait toujours les tableaux que lui avaient donnés leurs auteurs, parmi lesquels certains des plus cotés de la peinture argentine de ce siècle (Petorutti, Victorica, Quinquela Martín, Castagnino, Soldi, Butler, Forner, etc.). Jamais il ne se sépara d’aucun, même en des moments d’éxtrême pauvreté, lorsque des familiers ou des amis tentèrent de le persuader d’en vendre un ou deux. Il disait qu’il vivait seul et n’avait presque pas de besoins. En réalité, il ne pouvait vendre ce qui avait été un don. Ce n’est pas pour rien qu’il avait écrit : “ Tu n’as rien et tu me donnerais un monde. Je te dois un monde. ” Autre détail révélateur : son tableau favori était une petite huile de Fortunato Lacámera, qui représentait l’angle solitaire d’un jardin, avec une touffe brève et nue contre un mur. Le peintre le plus humble et l’image la plus humble : le presque inexistant.

 

La pensée profonde transforme, comme l’amour profond. Elle transforme et crée, parce qu’elle affronte l’impossible, la mort, le rien. C’est ce qu’oublient tous les révolutionnaires gesticulants de surface. Mais ce que n’oublie pas la poésie, qui est la pensée intégrante et ultime, la pensée qui sent, la pensée qui crée, le verbe transfigurant, l’ouverture du fond. Porchia est-il un poète ? En lui se donne “ la fondation de l’être par la parole ”, la parole comme être, l’existence comme création à travers le langage, le langage comme départ vers autre chose. Oui, Porchia est un poète. Mais l’on sent parfois qu’il est aussi quelque chose de plus ou d’autre, qu’on ne sait dire. J’ai rarement éprouvé autant que devant lui et son œuvre l’indigence ou l’ambiguïté fatale de toute designation. Ici les étiquettes n’ont plus cours, pour privilégiées ou sublimes qu’elles soient. Rien ne sert même d’évoquer certaines formules plus ou moins heureuses, comme celle de Macedonio Fernández sur la “ poèsie de la pensée ”. Je crois que Porchia se situe sur la ligne fondamentale où se rejoignent la pensée et l’image, la poésie et la philosophie, dont l’artificielle séparation est un de nos malheurs.

 

Je n’ai pu être à ses côtés lorsqu’il mourut. Peu de temps avant, il avait fait une chute et reçu un choc à la tête dont il ne parvint sans doute pas à se remettre. L’accident se produisit en fin de semaine, dans une maison de campagne proche de Buenos Aires où l’avait reçu une famille qui le connaissait depuis peu et pensait qu’il avait besoin de distraction. Sans doute oublia-t-on ses paroles : “ Quand le superficiel me fatigue, il me fatigue tant que pour me reposer j’ai besoin d’un abîme. ” Mais il ne pouvait résister à l’insistance de ce qui ressemblait à l’amitié ou à l’affection. Il avait repoussé, par humilité, les invitations qu’on lui fit de visiter l’Europe, mais sa chaleur humaine le conduisit au point exact où il devait glisser. Peut-être n’en a-t-il ressenti aucune surprise : “ Quand je mourrai, je ne verrai pas mourir, pour la première fois. ”

 

Comment pénétrer dans une œuvre qui est la profondeur ? L’un des chemins est celui indiqué par Porchia, soit de la voir avec profondeur, pour qu’elle devienne surface. Un autre pourrait se résumer dans la réponse paradoxale d’un maître à qui l’on demandait comment pénétrer dans la philosophie : “ être dedans ”. Un autre, d’être ou de devenir profondeur, comme le voulait Plotin touchant le divin ou le beau. Un autre encore, paraphrasant Eckart, de créer en soi le vide nécessaire à l’envahissement de la profondeur. Un autre enfin, de dresser une fleur devant soi et de lui sourire, comme ferait un maître zen, sans chercher ni vouloir dire autre chose. Je crois que si Porchia avait eu à choisir, il aurait adopté la dernière attitude. Lui-même m’autorise à le penser lorsqu’il écrit : “ Je peux ne pas regarder les fleurs, mais pas lorsque personne ne les regarde. ”

 

Sa voix lente et sourdement modulée, avec certain accent étranger, fut enregistrée sur disque peu avant sa mort et utilisée un temps par une station émettrice de Buenos Aires pour clore à minuit son programme, comme un point d’orgue étrange et abismal. Sa voix ne blessait pas le silence. Je ne peux lire aujourd’hui ses textes sans l’entendre à nouveau. Elle ne le blesse pas non plus maintenant.

 

Ai-je parlé de Porchia ou ai-je parlé de moi ? Je crois que la profondeur n’admet pas ces différences. Simplement j’ai parlé, parce que, comme lui, m’a vaincu ce que j’ai dit.

 

[Traduit de l’espagnol par Roger Munier.]

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