Préface de Jorge Luis Borges
à Voix d'Antonio Porchia
(Fayard, Documents Spirituels, Num. 16, Paris, 1979)
Les maximes courent le risque de sembler de pures équations verbales : nous
sommes tentés d'y voir l'ouvre du hasard ou d'un art combinatoire. Mais non dans le cas de Novalis, de La Rochefoucauld ou d'Antonio Porchia. Chez
eux, le lecteur sent la presénce immédiate d'un homme et de son destin.
Nous ne nous sommes pas connus personnellement. J'entendis pour la première
fois son nom sur la bouche de Xul Solar, le peintre visionnaire. Rien ne me coûterait d'inventer qu'ils furent très amis, aucun des deux ne pouvant à
présent me démentir. Mais ce que je puis assurer, c'est qu'à travers ses Voix Antonio Porchia est aujourd'hui mon ami intime, bien que peut-être il
ne le sache pas.
Nul n'ignore que les générations ont consacré les sorts virgiliens et les
sorts bibliques. Dans un moment de doute, quelqu'un ouvre le volume au hasard, que au fond n'est pas un hasard, et reçoit le conseil de Virgile ou
de l'Esprit. Ainsi ai-je opéré de nombreuses fois avec le texte de Porchia.
Faisons-le maintenant. Je trouve à la page 11:
Qui ne remplit son monde de fantômes reste seul._
Heureusement, et pour notre malheur aussi, les fantômes ne nous manquent pas. Nous croyons être
argentins, chiliens, français, dévots de telle ou telle foi, affiliés à tel ou tel
parti, héritiers d'une tradition, porteurs
d'un nom, habitants d'une maison ou d'un siècle, maîtres d'un visage parmi
d'autres. De tels fantômes sont incessants, mais il n'est pas impossible qu'ils nous laissent
seuls, atrocement seuls, à l'instant de la mort.
Interrogeons une autre page, la page 46:
Le non savoir-faire sut faire Dieu._
Je trouve ici la confirmation d'un doute ancien. J'ai toujours eu le
sentiment que Dieu — le Dieu tout-puissant des théologiens — était la plus
curieuse invention de la littérature fantastique.
A la page 110, nous trouvons:
Les distances n'ont rien fait. Tout est ici._
Je me rappelle une anecdote de Carlyle. Un groupe d'émigrants partant pour l'Australie vint lui rendre visite. Carlyle leur
dit: " Pourquoi voyager ?
Votre Australie est ici et maintenant. " On peut aussi interpréter la sentence de Porchia d'une autre
manière. Seul existe le présent ; le hier et
l'aujourd'hui sont illusoires.
Les aphorismes de ce volume portent bien au-delà de leur texte écrit ; ils
ne sont pas une fin mais un commencement. Ils ne cherchent pas à produire un
effet. On peut supposer que l'auteur les écrivit pour lui-même et ne sut pas qu'il traçait pour les autres l'image d'un homme
solitaire, lucide et
conscient du mystère singulier de chaque instant.
Septembre 1978
(Traduction : R. Munier).